Cover
Titel
Pierre Béguin, journaliste et témoin de son temps: Un demi-siècle d’histoire de la Suisse 1930–1980.


Herausgeber
Gilles Attinger
Erschienen
Hauterive 2007: Éditions Attinger
Anzahl Seiten
340 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Pierre Jeanneret

Trente ans après sa mort, les anciens rédacteurs de la Gazette de Lausanne ont voulu rendre hommage à Pierre Béguin, leur rédacteur en chef qui fit de ce journal, aujourd’hui disparu, le quotidien de référence en Suisse romande. Entreprise certes périlleuse, qui encourait le risque au mieux de s’abandonner à la complaisance, au pire de sombrer dans l’hagiographie. Heureusement, il n’en est rien.

Le livre s’articule en trois parties. La première est centrée sur une biographie de Pierre Béguin, complétée et enrichie par quatre contributions plus pointues, développant des aspects particuliers de son activité ou du contexte dans lequel il évolua. La deuxième réunit les témoignages d’anciens rédacteurs et collaborateurs de la Gazette. La troisième présente un florilège d’écrits de P. Béguin lui-même.

Biographe expérimenté au talent reconnu, Denis Bertholet retrace, dans une langue élégante, les étapes d’une vie, n’occultant ni les failles ni les crises intérieures de son personnage. Evoquant d’abord avec une distance un peu ironique la «saga familiale» des Béguin, il met l’accent sur les apports du milieu bourgeois, dans le cadre industriel austère des Montagnes neuchâteloises: rigueur, «protestantisme aggravé» d’un père libre-penseur, mais aussi passion de la musique classique, qui habitera Pierre Béguin toute sa vie.

Dans une contribution qui certes n’ouvre pas de pistes qui n’eussent déjà été explorées, mais qui constitue une bonne et concise synthèse d’éléments connus, Françoise Frey-Béguin dépeint le climat social, politique, économique et surtout culturel (où son texte se montre le plus original) de La Chaux-de-Fonds dans le premier quart du XXe siècle. L’auteure a raison de mettre en exergue les caractéristiques d’un certain «esprit chaux-de-fonnier» (qui sera renforcé chez Béguin par sa fréquentation du très libéral Gymnase de la ville, puis par son appartenance à Belles-Lettres), c’est-à-dire le goût de la pensée libre et du débat d’idées.

Mais revenons au Bildungsroman. Certes, le «spectacle atroce de la misère noire, de la misère crasseuse» (p. 307) des ouvriers frappés par la crise économique de l’après-guerre bouleverse le jeune homme mais, comme le montre bien D. Bertholet, il restera pendant quelques années encore le rejeton d’une bonne famille de notables, affichant un libéralisme de droite classique qui le rapprochera de Jean-Marie Musy et des idées corporatistes. Cet anticommuniste, cet antisocialiste, ce fédéraliste anti-étatique connaîtra cependant, pendant la Seconde Guerre mondiale, une évolution vers un libéralisme beaucoup plus critique et ouvert aux questions sociales. Il est juste d’affirmer, comme le fait son biographe, qu’«au fil de ce processus c’est toute la sensibilité politique de Béguin qui a mué» (p. 68) et que «la Suisse et Béguin entrent dans la modernité politique» (p. 69). Journaliste déjà connu et reconnu en 1939, il est «mobilisé» dans la Division Presse et Radio, puis comme conseiller de presse de von Steiger. En clair, il participe à la censure des journaux qui, selon les autorités fédérales, mettraient en péril la sécurité de la Suisse, notamment par leurs critiques envers les pays de l’Axe. Cette activité délicate, dans laquelle P. Béguin montra tout à la fois pondération et manque de lucidité (sur la persécution antisémite et la mesure du génocide), est analysée avec soin par Marc Perrenoud.

Mais c’est à partir de 1945 – comme rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne succédant à des personnalités désormais compromises par leur pétainisme affiché – que Pierre Béguin va donner la pleine mesure de ses talents. Lui-même journaliste de haut vol, il sera aussi un «patron» estimé, voire vénéré par son équipe. Un «patron» qui en impose certes par sa haute taille et son profil, de plus en plus empâté, de sénateur romain, mais surtout par son exigence professionnelle, son flair pour découvrir de jeunes talents, ses capacités de formateur de stagiaires enthousiastes, son respect absolu de la déontologie professionnelle, et par une ouverture d’esprit tout à fait remarquable: que l’on songe au courage qu’il lui fallut pour défendre envers et contre tous (et notamment les milieux libéraux traditionnels dominant son Conseil d’administration) la Gazette littéraire de Franck Jotterand, véritable brûlot acquis aux tendances les plus modernes de l’Art comme aux oeuvres littéraires les plus critiques, ou encore les prises de position alors hétérodoxes d’un Charles-Henri Favrod sur la guerre d’Algérie et la décolonisation! Témoignent dans le livre de cet immense respect et de cette légitime admiration les brèves contributions d’«anciens» de la Gazette, sans doute un peu répétitives, parfois anecdotiques, mais où tous disent leur reconnaissance envers «le Maestro», et décrivent le fameux «esprit de la Gazette», moment rare il est vrai dans l’histoire de la presse. Rappelons – et la liste n’est pas exhaustive! – que François Landgraf, Laszlo Nagy, Jean-Marie Vodoz, Jean Dumur, Charles-Henri Favrod, Jean-Pierre Moulin, Frank Bridel, Pierre A. Dentan, Christian Sulser, Charles-Henri Tauxe, André Kuenzi, François Gross, Gaston Nicole, Antoine Bosshard (dont plusieurs seront appelés à de hautes fonctions dans la presse écrite, à la télévision ou à la radio) sont issus de cette «pépinière de journalistes» aux idées politiques différentes.

Une telle ouverture d’esprit, par rapport aux positions orthodoxes du Parti libéral, ne pouvait que déplaire au Conseil d’administration, d’autant que la situation financière de ce quotidien élitaire n’était pas florissante. Dans sa bonne contribution, Alain Clavien (déjà spécialiste de la GdL par ses publications antérieures)
dégage le lien entre les conflits successifs autour du journal: celui de 1945, lié au «dépoussiérage idéologique»; celui de 1953 (la tentative, avortée, de «putsch» et de mainmise économique sur la Gazette par la Ligue vaudoise maurrassienne); enfin celui qui finit par aboutir au départ contraint de Pierre Béguin en 1966. Pour cette raison, et d’autres encore, financières, la prestigieuse Gazette de Lausanne ne devait pas s’en relever …

Privé de journal, P. Béguin montra alors une autre face de son talent, dans d’innombrables émissions radiophoniques ou télévisuelles. Moderne en cela, il avait compris dès l’avant-guerre l’importance des nouveaux médias. Le DVD opportunément joint au livre en donne une série d’extraits. Ils permettent d’apprécier la lucidité de ses analyses, mais aussi de réécouter sa voix si particulière et de constater son étonnante présence à l’écran, sur des sujets qui lui tenaient particulièrement à coeur, comme le suffrage féminin, la xénophobie ou la valeur de la pensée authentiquement libérale. On écoutera enfin avec intérêt, parfois avec émotion, ses souvenirs personnels de La Chaux-de-Fonds en pleine crise économique et sociale.

Pierre Béguin fut aussi, à sa manière, un historien. L’article subtil de Daniel Bourgeois se penche notamment sur son livre Le Balcon sur l’Europe (1950). Certes conformiste sur certains sujets et trop consensuel à nos yeux aujourd’hui, inexact et dépassé ici et là (mais les archives sur la période 1939–45 étaient alors totalement inaccessibles), trop pudique sur la question des réfugiés, cet ouvrage ouvrait cependant des pistes: ainsi, pour Béguin, la Suisse «s’est inconsciemment laissée contaminer par les doctrines totalitaires» et s’est complu dans le «repliement intellectuel sur soi-même» (p. 137). On peut donc souscrire au jugement de l’auteur, pour qui le Balcon fut «une étape marquante dans l’historiographie de la Suisse et la guerre, qui se situe entre le produit purement patriotique de [Peter] Dürrenmatt» (p. 147) et les avancées des historiens des trois dernières décennies, auxquelles D. Bourgeois lui-même, il faut le rappeler, a apporté une contribution majeure.

Le livre propose enfin, dans sa troisième partie, une chrestomathie de 37 écrits de Pierre Béguin (articles de journaux et extraits d’ouvrages). On relèvera en particulier, en pleine atmosphère de guerre froide et de chasse aux sorcières (révocation de fonctionnaires «communistes» en 1950), ses vigoureuses défenses de la liberté d’opinion. Son style – dont l’étude eût fait les délices d’un linguiste – pourrait être qualifié de cicéronien, ou de gaullien: phrases balancées, séquences oratoires rythmées, alternance de phrases brèves au ton presque familier et de périodes plus amples, vocabulaire précis, langue châtiée mais sans affèterie, un peu surannée, souci parfois exagéré de pondération, un ton policé qui fait de P. Béguin un homme d’un autre temps, ce temps qui était aussi celui du «plomb», du télex, d’une presse non avilie par la primauté des impératifs commerciaux et le goût du scoop, du sensationnel, une presse soucieuse d’apporter un regard analytique sur le monde. Celle-ci n’a cependant pas disparu, et pour les journalistes qui lui sont attachés, Pierre Béguin reste sans doute un exemple et une référence. Il estimait que le devoir de l’homme est de «regarder au-delà des apparences», de «détruire les poncifs et [de] se nettoyer l’esprit des hypothèques du conformisme» (pp. 309–310). Il méritait donc cet hommage, non dénué de distance critique.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Pierre Béguin, journaliste et témoin de son temps: Un demi-siècle d’histoire de la Suisse 1930–1980. Hauterive, Gilles Attinger, 2007. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 58 Nr. 4, 2008, pages 475-478.

Redaktion
Veröffentlicht am
03.02.2012
Beiträger
Redaktionell betreut durch
Kooperation
Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
Weitere Informationen
Klassifikation
Epoche(n)
Region(en)
Thema
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit